Grandeur et décadence de la langue française
Après quelque mois à New York et avant de repartir pour San Francisco, j’ai passé dix jours en France. L’avion atterrit, je sors mon…

Après quelque mois à New York et avant de repartir pour San Francisco, j’ai passé dix jours en France. L’avion atterrit, je sors mon téléphone et envoie à mes parents : « Just arrived! » Puis je me reprends et écris en bon français : « Je viens juste d’arriver ! » À ce moment là, je me rends compte de la puissance de la langue anglaise.
Dans un monde où 140 caractères est devenu la norme, la concision est reine. Et à ce jeu-là, le français n’est pas très bon. En moyenne un texte français sera 15 à 20 % plus long que sa version anglaise. Toutes les langues romanes sont comme cela. À l’inverse les langues asiatiques (japonais, chinois et coréen) et scandinaves (norvégien, danois et suédois et le finnois qui n’est pas apparenté) sont plus compactes que l’anglais. Est-ce pour cela que le français est aussi peu utilisé sur Twitter ? À voir…
Mais à part cet exemple anecdotique, quel est l’état de la langue française ?
En y réfléchissant, j’ai réalisé (bel anglicisme) que je connais certains francophones avec qui je ne parle qu’en anglais, car je les ai connu dans un contexte anglophone (à l’étranger ou sur internet). Quand je regarde mon flux Facebook, de plus en plus de mes amis francophones postent en anglais, si ce n’est tout le message, au moins une partie ou un hashtag (oups, un mot-dièse…). C’est surtout vrai pour une certaine « élite », qui voyage beaucoup et étudie ou travaille à l’étranger. Si l’élite ne parle plus une langue, comme ce fut la cas pour le breton ou l’occitan en France dans le passé, alors la langue meurt inévitablement sur le long terme.
La situation est donc préoccupante. Au-delà de Twitter où le français est à la traîne, il y a aussi Wikipédia (5ème position, derrière le néerlandais notamment) et le web tout court (6ème position, après le japonais par exemple). Plus généralement, en termes de nombre de locuteurs le français n’est pas le mastodonte que l’on croit. Si l’on ne prend en compte que les natifs, la langue française arrive derrière le coréen. En rajoutant ceux dont le français est la langue seconde, le français peine à faire mieux que le portugais. Dans le monde, l’influence du français diminue. Ainsi, au sein des institutions européennes où le français est en théorie langue officielle et langue de travail, sa place a chuté. Aujourd’hui 90 % des documents sont rédigés en anglais. Il y a 20 ans le français était la langue source d’environ la moitié des textes. En commission, si vous ne parlez pas anglais, personne ne vous écoute car les traductions instantanées sont pénibles à suivre. Autre anecdote, au Liban, ancienne place forte de la Francophonie, l’anglais est désormais utilisé par 80 % des jeunes sur Facebook.
À quel avenir est donc voué le français ?
Plusieurs solutions : disparition totale (comme nombre de langues régionales), relégation au rang de langue locale dans un monde globalisé anglophone (comme d’autres langues nationales comme le coréen), transformation totale de la langue vers un « franglais » (comme le latin a donné naissance au français, à l’italien et à l’espagnol) ou renaissance pour rester (ou redevenir ?) une langue mondiale.
Je penche plutôt pour la dernière solution.
Tout d’abord, l’idée que l’anglais va tout remplacer est absurde. Certes, des langues vont mourir. Sur les plus de 6 000 langues parlées aujourd’hui, seules une centaine ont un statut officiel dans un État ou sont bien représentées en ligne (sur Google Traduction par exemple), celles-là sont assurées de survivre, les autres auront du mal. Par ailleurs la langue est une part de notre identité. Dans un monde globalisé on constate un certain regain identitaire (les langues régionales en France par exemple), une volonté d’affirmer sa différence. Ainsi à Singapour, symbole extrême de la mondialisation, où l’État a tout fait pour que l’anglais standard soit la langue officielle, on voit apparaître une nouvelle langue : le singlish. Dans un des pays les plus multiculturels au monde (du point de vue ethnique, linguistique et religieux), le singlish, créole anglais, est vu par les jeunes comme un marqueur identitaire. Le gouvernement singapourien fait tout pour combattre le singlish (qui diminuerait l’attractivité commerciale de la Cité-État), sans succès. La même chose s’est produite par le passé avec le créole haïtien. D’abord considéré comme un simple patois par l’élite francophone, c’est depuis 1987 la langue officielle en Haïti à côté du français. C’est ainsi que des langues naissent. Comme le disait le linguiste yiddish Max Weinreich : « Une langue est un dialecte avec une armée et une flotte. »
Même au Parlement européen où l’anglais a remplacé le français, c’est en fait une nouvelle forme d’anglais qui est née. Un « Euro English ». De la même façon qu’il existe un Indian English (parfois inintelligible d’ailleurs…), un American English et un British English. En effet, si l’anglais est utilisé 95 % du temps, seuls 13 % des employés de la Commission sont des locuteurs natifs. L’Euro English est donc influencé par la langue maternelle du locuteur. Ce documentaire donne un bon exemple d’Euro English. Pour dire « Le café n’est pas prévu pendant la réunion », on dira « Coffee is not foreseen » en Euro English au lieu de « Coffee is not provided » en anglais standard. Influencé par d’autres langues dont le français prévu et le néerlandais vorseen. Cet emploi est tellement fréquent que même les locuteurs natifs (Britanniques, Irlandais et Maltais) le reprennent. Et quand un Britannique s’exprime en anglais correct, ses collègues sont souvent perdus. Néanmoins, l’Euro English n’est pas encore une langue et dépend beaucoup de la langue maternelle du locuteur, de son niveau d’anglais et du contexte dans lequel il parle.
Si le français n’est pas près de disparaître, comment conserver son statut de langue mondiale ? La suite au prochain épisode…
Originally published at inekto.wordpress.com on August 30, 2015.